Marie et Woyzeck

L’histoire du Woyzeck de Büchner est simple, efficace et glaçante : un jeune soldat se porte à la fois volontaire pour être cobaye auprès d’un médecin contre de l’argent et, comme subalterne de son capitaine de garnison, sombre dans la folie et poignarde sa femme.
Avec Marie et Woyzeck, Pauline d’Ollone s’inspire de ce classique inachevé du dix-neuvième siècle, déplaçant l’action de la caserne d’hier à l’entrepôt de la grande distribution d’aujourd’hui, pour interroger nos systèmes de production actuels et les maux qui en découlent, abrutissant les égarés de l’existence qui s’y enrôlent pour subsister.

Elle s’en empare sans rien lui ôter de sa réalité diffractée. À la négativité de la marchandisation de l’être humain considéré comme une ressource à optimiser, elle oppose le feu créateur de la musique et de la poésie : toujours plus de beauté, toujours plus de rêve et d’humanité, toujours plus de sororité et de fraternité.

Elle l’enrichit d’un procès, celui du meurtre de Marie, du féminicide commis par Woyzeck, instruisant deux questions : La violence d’un homme est-elle aveugle à tout autre choix que celui « d’user » et donc de tuer ce qu’il considère comme sa propriété ? Ou bien n’est-elle que la conséquence de la petite graine qui a patiemment poussé, arrosée qu’elle était chaque jour par une idéologie patriarcale, capitaliste et sexiste ?

  • Adaptation, mise en scène et composition musicale Pauline d’Ollone

    Texte Georg Büchner, Pauline d’Ollone

    Collaboration à l’écriture et dramaturgie Pierange Buondelmonte

    Jeu Pierange Buondelmonte, Marie Denys, Liesbeth Kiebooms, Gaëtan Lejeune

    Chant Sarah Defrise

    Basse et guitare Gabriel Govea Ramos

    Violon Naaman Sluchin

    Scénographie Vincent Lemaire

    Costumes Gaëlle Marras

    Lumières Renaud Ceulemans

    Assistanat à la mise en scène Delphine Peraya

    Coaching manipulation de la marionnette Jean-Michel D’Hoop

    Coaching danse Ignacio Azpillaga Iñaki

    Construction de la marionnette Anaëlle Impe

    Composition musicale Patrice d’Ollone

  • Un spectacle de la Cie Les Étrangers | Coproduction Les Etrangers, Théâtre des Martyrs, Mars – Mons Arts de la Scène, PBA – Palais des Beaux-Arts de Charleroi, La Coop & Shelter Prod.| Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de l’Administration générale de la Culture, du Service général de la création artistique, de la Direction du Théâtre, de ING, de la SACD et du Tax Shelter du Gouvernement Fédéral Belge | Remerciements à la Compagnie Utopia

REVUE DE PRESSE

chronique d’un féminicide annoncé : “Ce n’est pas un crime passionnel mais une pulsion de mort”

La Libre, critique par Laurence Bertels, publiée le 15.03.24 ⭐ ⭐ ⭐

Adaptation audacieuse et salutaire du “Woyzeck”d’hier par Pauline d’Ollone. De la caserne à l’entrepôt de distribution, du drame passionnel au féminicide. S’emparer de Woyzeck, classique inachevé de la littérature allemande de Georg Büchner (1813-1837). Un rêve fou, souvent réalisé. Pauline d’Ollone, violoniste et comédienne, vient d’ajouter son nom au bas de la liste des téméraires avec uneaudace salutaire. Et on s’en réjouit.

Inspirée d’un fait divers à Leipzig, le Woyzcek de Büchner sert de cobaye au médecin contre un peu d’argent, et de subalterne au capitaine de la garnison. Ces mauvais traitements le font tomber progressivement dans la folie. Lorsqu’il soupçonne Marie de fréquenter le tambour-major, il la tue. Le Woyzeck de Pauline d’Ollone devient assistant à domicile, court sans cesse et accumule les boulots. La caserne d’hier se transforme en entrepôt de la grande distribution sur un plateau dénudé encadré de lamelles plastifiées.

Premier tableau : Coiffée de longs cheveux noirs de gorgone, la soprano belge en plein essor Sarah Defrise ouvre en beauté le chant annonciateur d’une tragédie. Décliné en deux temps, avec une césure nette pour la suite imaginée par Pauline d’Ollone, Marie et Woyzeck propose une vision diffractée, pluridisciplinaire et cohérente d’un drame annoncé. Essentielles, les variations musicales épousent une relation amoureuse en voie de perdition, des notes mélodieuses du piano à celles plus agressives de la musique électro, en passant par les mélopées nostalgiques ou foraines du violoniste Naaman Sluchin. La tension est perceptible d’emblée dans ce féminicide trop souvent présenté comme un drame amoureux au nom du romantisme allemand. Soi-disant fou d’amour pour sa femme, dévoré par la jalousie, Woyzeck, vibrant Pierange Buondelmonte, arrogant et investi dans ce rôle difficile, ne commettra pas un crime passionnel mais sera animé par une pulsion de mort comme le démontrera lors du procès l’avocate de la partie civile, implacable Marie Denys venue porter sur scène la colère des femmes. Attentive au moindre dérapage, elle reste en alerte pour combattre l’inacceptable.Entre complicités féminines – et non rivalités comme dans l’œuvre initiale – et retours à la violence intime sous le regard trop lucide de l’enfant marionnette, l’histoire s’inscrit et se perpétue désespérément, d’hier à aujourd’hui.

Distribution de haut vol.

Pour la raconter et l’éclairer de son regard sans concession, Pauline d’Ollone élargit sa partition, donnant aussi la parole aux notes, aux corps, à la danse, aux allées et venues entre le passé et le présent, avec ce Woyczek au service de ’élégant Mr Kapten ou esclave d’un géant de la vente par correspondance qui compte chaque minute perdue. Le temps n’est pas le même pour tous.

Porté par une distribution de haut vol, incarnée entre autres par le puissant réquisitoire du juge d’instruction, Gaëtan Lejeune (Ennemi public), ou par la palette des autres artistes, tout en mouvances, nuances et vérités plurielles, Marie et Woyzeck offre sur le plateau aseptisé de la grande salle des Martyrs une approche inventive du drame, alliant la dissection du propos à la déflagration de la forme. D’une réelle clarté, la fin de la partition revêt, quant à elle, les allures efficaces et incontournables d’un procès : celui glaçant des féminicides, ces crimes silencieux qui se répètent encore et toujours.

autopsie d’un féminicide

Le Soir, critique par Jean-Marie Wynants, publiée le 19.03.24 ⭐ ⭐ ⭐

Faisant appel à la musique, au chant, à la danse et à la marionnette, Pauline d’Olonne livre une vision contemporaine du drame inachevé de Büchner. Woyzeck était-il coupable du meurtre de Marie, sa compagne, où était-il lui-même victime d’un monde où tout le conduisait à son geste fatal ? Depuis la découverte de la pièce inachevée de Büchner, mort à 23 ans en 1837, la question se pose et est abordée de multiples manières par les metteurs en scène. Face à ce texte inachevé mais aussi construit par l’auteur comme une succession de fragments que chacun peut assembler à sa guise, beaucoup se sont cassé les dents. Pauline d’Olonne, en choisissant de situer l’action à notre époque et en y ajoutant d’autres fragments de texte ainsi qu’une deuxième partie inédite, réussit à rendre justice à la pièce originale tout en présentant l’acte de Woyzeck pour ce qu’il est : un féminicide.

Démarrant de manière tonitruante sur un air d’opéra chanté par l’irrésistible Sarah Defrise, l’action se déroule sur un plateau nu cerné de ces rideaux en lamelles de plastique que l’on trouve essentiellement dans les garages, les usines, les entrepôts... Un univers déshumanisé dans lequel Woyzeck (excellent Pierange Buondelmonte) n’est plus un soldat brimé par son chef mais un homme qui tente de nourrir sa famille en accumulant les petits boulots. Préparateur de colis dans la grande distribution, il est aussi soignant à domicile, courant d’un côté à l’autre sans jamais avoir le temps de s’arrêter. Quand il soupçonne Marie de se laisser séduire par un beau musicien, il ne le supporte pas, devient violent et finit par la tuer.

Un trio féminin solidaire

Si, dans la pièce de Büchner, le personnage de Woyzeck occupe le devant de la scène, Marie n’apparaissant qu’au second plan, telle une victime expiatoire, elle change ici de statut. Pauline d’Olonne met les femmes au centre du plateau. Marie est incarnée par la danseuse Liesbeth Kiebooms donnant au moindre de ses gestes une épaisseur, une présence bien plus forte que les mots. Marie Denys complète le trio féminin, jouant à la fois la confidente de Marie et le médecin, pressé par le temps, qui examine Woyzeck. Trois femmes qui se rassemblent autour de la marionnette figurant l’enfant de Marie et Woyzeck, donnant naissance à quelques très belles séquences entre réel et poésie, joie de vivre et entraide féminine.

Entre les fragments ou, parfois, au cœur de ceux-ci, la musique est omniprésente interprétée en direct par Buondelmonte, Naaman Sluchin et Gabriel Govea Ramos, à la fois comédiens et musiciens. Elle prend des airs de fête ou des accents tragiques selon les moments, passant de l’opéra aux Rita Mitsouko avec une même justesse. La deuxième partie change de style. Autour des grandes tables qui apparaissent et disparaissent tout au long du spectacle selon les besoins du moment, la culpabilité de Woyzeck est mise en question dans une sorte de jeu de rôles comme en organisent les avocats pour préparer leur client à un procès. Entre la logorrhée du juge (formidable Gaëtan Lejeune) et les conseils hypocrites de l’avocat pour mettre le jury de son côté, c’est la seule femme de l’équipe (à nouveau Marie Denys) qui va mettre les points sur les « i » et démontrer que, si Woyzeck est bien une victime d’une société qui broie l’être humain, il n’en est pas moins responsable de ses actes. Et ceux-ci portent désormais un nom clair et précis : féminicide.

L’amour ne tue pas

Karoo, critique par Roman Wittebroodt, publiée le 02.03.24

Une femme libérée, un mari jaloux : aux Martyrs, l’adaptation théâtrale de Marie et Woyzeck de Georg Büchner par Pauline d’Ollone dépeint le naufrage d’un couple. Danses, chants, musiques et marionnettes se mêlent pour une pièce polyphonique qui dénonce d’une même voix le féminicide. Woyzeck est un homme perdu, une victime, broyée par la société, qui finit par devenir le bourreau de celle qu’il aime. Elle s’appelle Marie, une jeune mère lassée de son quotidien insipide. Des boucles d’oreilles offertes par un musicien à la recherche d’une conquête d’un soir, le triangle amoureux est posé, et c’est le drame. Georg Büchner, l’auteur de cette pièce, est une étoile filante dans le paysage littéraire allemand du XIXe siècle. Scientifique et poète, cet homme engagé dans les idéaux révolutionnaires meurt prématurément. Le typhus le fauche à seulement 23 ans. Le monde est à jamais privé de la fin de son Woyzeck. Cette pièce fragmentaire a rendu célèbre un triste fait divers. Elle s’inspire en effet de l’assassinat en 1821 d’une femme (Johanna Christiane Woost) par son amant, le soldat Johann Christian Woyzeck.

En 2015, Karim Barras incarnait Woyzeck dans la pièce de Michel Dezoteux (Woyzeck, Théâtre Varia). Sa performance m’avait alors laissé un souvenir prégnant de ce soldat au bord de la folie criminelle. Le décor en forme de cage à barreaux suggérait la psyché torturée de Woyzeck. Presque dix ans plus tard, Pauline d’Ollone transpose le personnage à la société consumériste. Portée par septs comédiens et rebaptisée Marie et Woyzeck, son adaptation vient mettre sous le feu des projecteurs les violences sexuelles et sexistes. Le récent succès du long-métrage de Paolo Cortellesi Il reste encore demain (2023) confirme la tendance d’une préoccupation sociétale nouvelle pour les violences faites aux femmes.

Tout commence en musique et en danse. Ventre rond dissimulé, la soprano Sarah Defries vient nous cueillir dans un nuage de fumée pour interpréter La Danza. La future maman livre une performance saisissante de son plus bel organe. L’accompagnent piano et violon : deux musiciens improvisent en direct pour plus d’immersion, et nous font voyager du classique à l’électro. Cette exubérance orchestrale glissera doucement vers des tonalités plus mélancoliques, tel l’abîme dans lequel sombre Woyzeck. La Danza à peine achevée, on aperçoit Woyzeck (Pierange Buondelmonte) et Marie (Liesbeth Kiebooms) se crêper le chignon. Le motif : un musicien un peu trop entreprenant avec la jeune maman... Dépeignant la fragilité d’une virilité mal assumée, la pièce expose d’entrée le cercle vicieux des relations amoureuses toxiques. Époux jaloux, employé corvéable, père absent, Woyzeck nous est présenté comme un homme qui subit le monde. Il enchaine les boulots : préparateur de commandes, assistant à domicile et cobaye médical. Sur scène, il s’agite comme un pantin. Sa fille, qu’une marionnette vient incarner sur scène, paraît plus vivante. Articulée par les comédiens avec une dextérité certaine, la marionnette ajoute au spectacle une touche d’originalité et d’étrangeté. Elle est le témoin transparent de la déchirure de ses parents.

Sur le plan scénique, la pièce est transposée à notre époque afin d’en actualiser le propos. L’instructeur militaire fait place au manager, la caserne à l’entrepôt, le barbier à l’auxiliaire de vie. Pour habiller les différents décors, des lanières en PVC encerclent la scène. Ces banderoles translucides évoquent tout à la fois l’usine, le laboratoire et la boite de nuit. Elles laissent l’impression d’un lieu clos et ouvert de partout, permettant le mélange d’univers distincts, le tout dans une atmosphère aseptisée. Entièrement modulables, les éléments de décors recomposent avec fluidité les différents lieux.

L'entrepôt reste le plus mémorable. Le décor émerge sous le vacarme assourdissant des alarmes et la poussée des comédiens déguisés en employés. On plonge dans le quotidien de Marie et de Woyzeck. Aisément identifiable, l’entreprise 4.0 Amazon se montre sous son aspect le plus oppressant. Au rythme des ordres anonymes vociférés des parlophones se déploie devant nos yeux la cadence infernale des commandes. On a rarement l’occasion d’assister à une telle chorégraphie au théâtre. Les gestes synchronisés des comédiens décrivent parfaitement le haut degré de déshumanisation que fait courir l’e- commerce triomphant. Habile réécriture que d’avoir remplacé l’univers de la caserne par ces travailleurs-robots – écho de l’affaire des « Amabots », en 2015, les employés d’Amazon étaient alors qualifiés « d’Amazon-robots ». La rentabilité ayant supplanté toute humanité, ces hommes et femmes de l’ombre sont livrés à la tyrannie d’un manager sans âme. Dans cette valse des employés réduits à l’état de robots, Marie finira désarticulée telle une machine en surchauffe. Sa chorégraphie est un atout central de la pièce. Tantôt fluides, tantôt saccadés, les mouvements de Liesbeth Kiebooms (interprète de Marie) nous laissent captifs. Durant ces moments suspendus, l’esprit du spectateur s’évade. Hypnotique sans être lascif, son jeu corporel fascine et interpelle. Cette version de Marie nous est plus attachante que l’originale – une femme dévergondée. Ses pas de danse solitaires nous font prendre conscience de la rupture entre l’individu et l’insoutenable réalité.

Tandis que Marie cherche une échappatoire à ce quotidien moribond, Woyzeck vient l’arracher à son élan émancipateur et la précipite dans sa chute. Ici, ce n’est pas la folie qui le fait plonger mais bien le mal de notre époque : le burn-out. Le surmenage, fléau de la société capitaliste, laisse chaque jour des hommes et des femmes à l’estime brisée sur l’autel de la « réussite » économique. C’est le cas de M. Kapten. Le vieil homme riche dont Woyzeck est l’auxiliaire de vie n’a plus d’emprise sur le réel. Ce personnage nous touche par sa fragilité et le regard inquiet qu’il pose sur notre réalité. On ressent la détresse de ce vieil homme incompris et déphasé avec un monde où tout va trop vite. Lui-même finira telle une marchandise expédiée à l’hôpital, entre les mains pressées de médecins plus insensibles que du métal. Les apparitions de tous ces personnages sont magnifiées par l’éclairage. Les néons renforcent cette ambiance glaciale. Et on frissonne à la vue de Woyzeck nu comme un ver, lors des expériences en laboratoire. Sa silhouette vulnérable se change en une ombre menaçante dès l’apparition de Marie dont il observe, avec un regard noir, les pas de danse aériens et acrobatiques. Woyzeck brise ce silence pesant. Il fait vibrer le sol de sa colère en projectiles métalliques (des assiettes). La violence est ainsi suggérée. Il finira par tuer celle qu’il prétendait aimer dans une étreinte mortellement passionnelle.

Libre adaptation de l’œuvre inachevée de Büchner, le procès de Woyzeck conclut la pièce. On y voit Marie danser et les avocats commenter sa santé mentale. On entend des enregistrements audios des disputes du couple ainsi que le témoignage du musicien qui avait offert les boucles d’oreilles. Woyzeck se justifie pitoyablement devant des avocats aux propos sexistes. Placé en position de jury, le spectateur assiste à ce procès pour juger un personnage éteint et indolent comme peut l’être une marionnette. Le monologue d’une des amies de Marie clôt la pièce. Son message, celui du spectacle, rappelle que la souffrance affective ne justifie jamais la mise à mort de l’autre. Il résonne à travers les nombreux faits divers qui relatent la maltraitance au sein de certaines familles. Rien n’est acquis, et nul, même dans un couple, n’a de droit sur l’autre. La façon avec laquelle Woyzeck tue Marie démontre finalement cette dérive qui consiste à confondre amour et (op)pression sentimentale.