Europe Connexion

Dans Europe connexion, Alexandra Badea dépeint le trajet d’un lobbyiste qui met tout en œuvre pour modifier les textes de lois votés au Parlement Européen afin de servir les intérêts de l’agro- business. Le lobbyiste parle, il s’empare des mots avec élégance les lisse au besoin sous d’autres plus fréquentables. Qui pourrait douter de lui ? Pourtant derrière chacun de ses succès, réside un désastre pour l’humanité…

Le G.I.E.C. crie. Le monde est sourd. Notre système économique engloutit le vivant dans une boulimie démesurée. Nous sommes devenus nos propres prédateurs. Les monstres mythologiques étaient censés inspirer au public « terreur et pitié », les nôtres, devenus prescripteurs des normes et règles de nos vies, y substituent « fiabilité et admiration », aidés du pouvoir de la rhétorique qui transfigure le réel, et dont Alexandra Badea nous invite à disséquer les mécanismes impitoyables, dans une écriture au scalpel aussi politique que poétique qui glace par le réalisme de ses propos, ne nous laissant à son issue qu’une rage salvatrice.

  • Mise en scène. Pauline d'Ollone

    Jeu. Aline Mahaux, Pierange Buondelmonte

    Scénographie et Costumes. Gaelle Marras

    Lumières. Philippe Sireuil 

    Régie Générale. Luna Moncada

Revue de presse

Europe Connexion : lobbyiste, ton univers impitoyable !

Le Soir, critique par Catherine Makereel publiée le 16 novembre 2022  ⭐ ⭐ ⭐ ⭐

La pièce d’Alexandra Badea nous emmène dans les couloirs de la Commission européenne pour une immersion glaçante dans les coulisses des lobbies. Mise en scène et jeu impeccables au Théâtre des Martyrs.

Ce sont les avocats du diable. Pas au sens édulcoré de l’expression, non, non !Ce sont les avocats du diable dans le sens où ils ont littéralement vendu leur âmeaux multinationales prêtes à tout pour gagner toujours plus d’argent, fût-ce au prix de notre santé ou celle de la planète. Lancer des études bidons, inventer des narratifs vendeurs, fomenter des opérations de communication, serrer les mains des commissaires, déjeuner avec les assistants parlementaires, leur glisser à l’oreille des propositions d’amendements, influencer les parlementaires pour détourner des projets de lois ou faire en sorte qu’ils n’aboutissent pas : lelobbyiste ne recule devant aucun stratagème pour servir l’agrobusiness et autres succubes du grand capital.

C’est cette mécanique glaçante que décortique Alexandra Badea dans l’implacable Europe Connexion. Nourrie de sources multiples, elle dresse le portrait d’un attaché parlementaire devenu lobbyiste de l’agroalimentaire. Sil’on se souvient de Talleyrand comme de la merde dans un bas de soie, il sembleque ce lobbyiste européen trimballe, lui, sa répugnante conscience dans uncostard taillé sur mesure. Avec lui, tous les coups tordus sont bons pour défendre les intérêts de ses employeurs : un Européen sur trois est obèse ou en surpoids ? Qu’à cela ne tienne, on commande une étude à un chercheur grassement payé par l’industrie pour adapter les étiquettes alimentaires au goût des industriels. Le dossier sur le contrôle des semences passe mal ? Pas grave ! On raconte que le marché va saturer, qu’il faut simplifier les normes, diminuer les coûts, protéger la sécurité alimentaire, créer la dépendance pour assurer l’avenir du marché. Les pesticides sont de plus en plus controversés ? Pasd’inquiétude ! On sort la carte du tiers-monde, on discourt sur l’importance d’accroître la productivité pour nourrir l’humanité, on détruit la réputation des chercheurs indépendants qui alertent sur le risque de cancer, on promeut une nouvelle gamme de produits compatibles avec les abeilles, on commande une étude qui dira, texto : « Entre un fruit et un légume bio et un fruit et un légume traités aux pesticides il n’y a pas de différence notable sur la santé. » Peu importent les mots pourvu que l’on parvienne à multiplier les chiffres d’affaires.

Une hydre à deux têtes

A la mise en scène, Pauline d’Ollone cisèle un écrin tranchant où tout, du décorau jeu, en passant par ces réguliers bruits de cloches qui ponctuent les roundscomme sur un ring de boxe, transforme ce réquisitoire en coup de poing. Lametteuse en scène a notamment la bonne idée de faire du lobbyiste une hydre àdeux têtes. Pierange Buondelmonte et Aline Mahaux se partagent cette âmedamnée dans un va-et-vient qui non seulement donne du rythme à la pièce maisrappelle que ce travail de lobbying n’est pas le fait d’un être isolé mais de toutun système. Sur le plateau, le bleu de l’Europe envahit les murs et part dans des lignes de fuite qui évoquent surtout la fuite en avant de stratégies dévastatrices. Impressionnants, Pierange Buondelmonte et Aline Mahaux semblent avoir toutingurgité de la langue, des codes, de l’assurance de ces « conseillers » d’ungenre à part. Avec un jeu parfaitement clinique, il et elle sont plus vrais quenature dans la peau de ces « experts » aveuglés par le sentiment de conduire lemonde par procuration tout en amenant subtilement les grains de sable qui vontfinir par gripper la machine à déni. Avant qu’elle ne reparte de plus belle avecde nouveaux petits soldats du lobby.

— Catherine MAKEREEL LE SOIR
16.11.2022
 

Halte à la suprématie financière ! 

Demandez le programme, critique par Catherine Sokolowski publiée le 16 novembre 2022 ⭐ ⭐ ⭐  

Dans « Europe connexion », Pauline d’Ollone a choisi de disséquer le rôle des lobbyistes au sein de la Commission Européenne. La pièce se base sur un texte de Alexandra Badea qui met en scène un assistant parlementaire ayant pour objectif de devenir lobbyiste. La pièce est éminemment militante. La metteuse en scène est en colère au vu de l’inaction despoliticiens face aux catastrophes en devenir. Pas de meilleur moyen pour comprendre les choses que de se mettre dans la peau du personnage. Avec beaucoup de conviction et de dynamisme, Aline Mahaux et Pierange Buondelmonte matérialisent la pensée et la stratégie de ce(tte) lobbyiste dans les méandres des institutions européennes. Une belle réussite.

Les pièces se déroulant dans les couloirs de la Commission ne sont pas légion. Il y a bien eu « Etudes » de Françoise Bloch qui abordait le thème des 20 000 lobbyistes de Bruxelles mais le sujet n’attire pas les foules. Pourtant, il devrait. C’est de l’avenir de la planète dont il s’agit, donc celui de nos enfants et petits-enfants. Ici, le point de vue est volontairement dénonciateur.

Notre assistant parlementaire, devenu lobbyiste du business de l’industrie agro-alimentaire et en particulier des pesticides, est guidé par ses envies de puissance, richesse et succès. Son ambitionest donc très autocentrée. Hypermotivé, il est obnubilé par son objectif, arrivant à faire un déni sur les rapports du GIEC, les critiques diverses et même sur l’avis de son grand- père. A chaque obstacle, il trouve une solution utilisant tous les moyens possibles pour les contourner. Son discours est que tout est permis puisque seuls les pesticides peuvent permettre de juguler la faim dans le monde.

Le(la) lobbyiste est interprété(e) tour à tour par les deux acteurs car il (elle) pourrait autant être femme que homme. Il se parle à lui-même, à la seconde personne. Il maîtrise la rhétorique, ce quilui permet de convaincre. Bien sûr, il ne se présente pas comme lobbyiste. Il est expert ou conseiller. Fin stratège, il arrive à s’imposer alors même qu’il ne fait que défendre les intérêts financiers de l’industrie agro-alimentaire.

En réalité, triste rôle que celui de défendre des intérêts financiers aux dépens de celui des êtres humains. Notre lobbyiste pourra-t-il se nourrir de cette perspective ? Soutenu par sa femme qui luirappelle qu’il faut payer les factures, dénigré par son papy, pourra-t-il tenir sur le long terme ? Le spectacle monopolise l’attention de bout en bout, seules pauses accordées : deux chorégraphies sur un morceau de CCCP (groupe punk italien), « Lo sto bene ». Le message est vrai même s’il présenté ici de manière subjective. Du théâtre militant, la base, servi par une belle mise en scène et des acteurs au top, n’attendez pas !

— Catherine SOKOLOWSKI DEMANDEZ LE PROGRAMME
16.11.2022

Europe Connexion : "On veille sur l’avenir de votre monde"  

RTBF, critique par Diane Delangre publiée le 18 novembre 2022

Parce qu’en tant que citoyen·ne, il n’est plus permis de fermer les yeux, parce que l’urgence climatique n’est plus un lointain mirage, "Europe connexion" aiguise les esprits critiques pour déjouer les pièges des lobbys de l’agro-industrie. Immersion dans les coulisses du Parlement européen au Théâtre des Martyrs. 

Plus qu’un texte politique, c’est une invitation à la résistance qui est proposée par l’équipe de Pauline d’Ollone. L’espace d’une heure, le spectateur est plongé dans les pensées d’un assistant parlementaire. Son ambition ? Devenir lobbyiste auprès des industries agroalimentaires. Son ascension professionnelle est rythmée par des dossiers sensibles tels que l’étiquetage des produits alimentaires, la privatisation des semences ou la production bio. 

« Comment faire pour dissimuler toute cette histoire dans un emballage d’intérêt public ? Pour que plus personne ne se pose aucune question sur cette affaire. Pour que les commissaires européens pondent une loi. »

Les stratégies et techniques de manipulation du discours dévoilées sont simples : discréditer, ruiner les réputations et diffuser de fausses informations. Tout est bon pour orienter les projets de lois et maintenir le monopole industriel dans le secteur. Des milliards de vies sont en jeu, mais qu’importe si la paie est bonne. L’âme vendue au diable a-t-elle encore une conscience ? Si elle en avait une, elle a fini broyée en cours de route. Après tout, "tu n’es pas payé pour croire !"

Initialement conçu comme un seul en scène, "Europe connexion" prend une forme inédite avec un duo, une idée ingénieuse qui accentue le caractère déshumanisé du lobbyiste tout en apportant du dynamisme dans l’échange de pensées qui se joue dans sa conscience. Simple et efficace, la scénographie accentue la course au sabotage sur un fond bleu Europe.

Largement reprise depuis sa création en 2013, cette pièce percutante d’Alexandra Badea fait toujours mouche. Il est rassurant de voir que le théâtre reste porte-voix des enjeux vitaux de notre société. Il est inquiétant qu’une pièce qui fêtera bientôt ses dix ans soit encore à ce point d’actualité... Avis aux écoles et associations en éducation permanente, la pièce est du pain béni pour développer cet outil fondamental qui fait de chacun un citoyen averti : l’esprit critique. À ne pas manquer !

— Diane DELANGRE RTBF
18.11.2022

Petite visite guidée dans la tête d’un lobbyiste amoral  

La Libre, critique par Aurore Vaucelle, publiée le 17 mai 2024 ⭐ ⭐ ⭐ ⭐ 

Un costume de facture italienne qui coûte un bras (ou l’équivalent de trois heures de salaire d’un lobbyiste bruxellois) pour Pierange Buondelmonte. Un tailleur noir sans charme qui reprend les codes vestimentaires de la bureaucratie européenne, pour Aline Mahaux. Les deux acteurs montent sur la scène pour mimer la vie d’un lobbyiste, comme sur un ring. Il s’agit de prendre part à la grande course au pouvoir et au fric, au rythme au moins aussi soutenu d’un footing sur la pause déjeuner. Footing pour évacuer le stress d’un boulot dont les enjeux dépassent l’existence dudit quidam. Notez que le lobbyiste est payé pour faire valoir les intérêts de son employeur. Environ, 100 euros de l’heure. “Avait-il envie de devenir lobbyiste quand il était petit ?”

Le lobbyiste, caricature de l’insolent ambitieux

Au départ de l’histoire, un attaché parlementaire lourdement diplômé qui traîne ses guêtres dans l’ombre de sa députée. Qui fait que des choses qu’il n’aime pas, qui delete les mails gênants et/ou contestataires. Bref, qui a déjà décidé qu’il n’en resterait pas là. Les mandats politiques publics, très peu pour lui : ça gagne pas assez, pour commencer... 

Par contre, comme il a tout compris des agencements du pouvoir, il se dit qu’il pourrait, de là où il est – au berceau de la Loi – préparer sa reconversion. Soit manipuler – attention, habilement, la novlangue en bandoulière – les parlementaires de son entourage pour favoriser le passage d’une loi qui allégerait les obligations en matière d’étiquetage alimentaire. Une première étape nécessaire avant d’aller vendre sa matière grise aux lobbies de l’agro-industrie. “Tu aurais pu mettre ton intelligence dans des causes plus nobles, tu aurais pu faire de la recherche, tu aurais pu éclairer le monde, mais ça ne t’aurait pas donné tout ce pouvoir. [...] Tu veux conduire le monde par procuration. Ce n’est pas l’argent, c’est la soif de puissance”

"Faire ressentir la catastrophe"

On aime que le genre du protagoniste lobbyiste varie : incarné, en alternance, par la captivante Aline Mahaux, puis l’insondable Pierange Buondelmonte. Le compor-tement opportuniste tient plutôt d’une certaine espèce – à fort diplôme, à fort besoin financier, stratège – non genrée. 

On aime la mise en scène de Pauline d'Ollone, redoutable d’efficacité qui déroule la vie du lobbyiste comme sur un tapis de course chez Basic Fit. C’est Philippe Sireuil qui allume puis éteint les lumières, pour nous laisser le temps de reprendre notre souffle. Car le public est essoufflé tant le texte déballe de l’info, des phrases chocs, du réel plus que de la fiction, en s’en doute, quand on dissèque les processus qui sous-tendent les décisions de santé public ; les financements de la recherche, les marchés publics externalisés dans le privé qui “concentrent tout dans les mêmes mains”. Le cynisme est tel qu’il voudrait bien une happy end, le public des Martyrs, mais la naïveté l’a quitté. Ce qu’il voit ressemble un peu beaucoup à ce qu’il peut imaginer qui se joue à trois stations de métro. 

Comment pour ne pas sortir de cette pièce magistrale, empreint d’un certain malaise, voire en mode vigilance. Europe Connexion a la puissance de ces textes qui vous poursuivent. Votre raison est mise en alerte, vous avez tout à coup besoin de vous informer. Ce qui a été dit ne ressemble plus seulement à de la fiction.

Aurore Vaucelle Journaliste Culture & Société, responsable de "La Libre Explore"

— Aurore Vaucelle Journaliste Culture & Société, responsable de "La Libre Explore"